La première enquête de mademoiselle Lezeska
Un crime affreux s’est passé dans un village où chacun
aurait pu commettre le meurtre. De vieilles rancunes recuites divisent les
familles. Des haines infranchissables empêchent toute réconciliation. Les fiançailles
sont interrompues depuis un moment. Malgré les investigations, on n’a jamais pu
résoudre l’imbroglio. Au moment de classer le dossier, le directeur du Bureau
des recherches criminelles (BRC) a eu l’idée d’envoyer sa plus brillante
détective qui vient de remporter haut la main le premier prix au concours
annuel d’entrée. Ce matin-là, on a vu arriver dans ce village perdu, une jeune
femme aveugle qui n’a aucune idée de l’endroit où elle se trouve. Au lieu de
partir à la recherche des indices pour trouver le meurtrier, elle se met à
l’étude des plantes, passe beaucoup de temps près de la rivière à écouter le murmure
de l’eau et le chant des oiseaux, répète en souriant les chansons des enfants,
et interroge chaque matin les habitants à propos des rêves qu’ils ont fait la
nuit dernière.
Dix jours d’enquête où l’issu semble improbable…
Que s’est-il passé exactement
dans ce tout petit village où tous les gens se connaissent et où le destin de
chacun est lié à celui l'autre ? Il fallait avouer que ce village
ressemble beaucoup plus à celui de Claude Monet avec son étang et ses nénuphars
qui servent de planches de surf aux grenouilles qu’à une caverne de meurtrier.
Bien-sûr ! Mademoiselle Lezeska n’a jamais mené d’enquête d’aussi grande
envergure. Elle est le 3ème inspecteur que le Bureau des Recherches
Criminelles a envoyé ici et est en même temps l’unique femme à avoir la chance
(ou le malheur) de travailler sur cette enquête. Quand elle y réfléchit, elle a
bien peur. Ses premiers coéquipiers qui ont travaillé sur ce meurtre mystérieux
sont aussi morts de façon très mystérieuse. Leur mort est-elle liée à
l’enquête ? C’est une piste que mademoiselle voudrait bien explorer. Mais
entretemps, elle n’a qu’une certitude, floue mais plausible, que le meurtrier
est soit une femme, soit un homme jaloux, cocu ou trop protecteur. Son grand
problème, c’est que dans le village, ce village, tout le monde est coopératif
et très (même trop) sympathique pour les suspecter. C’est quoi une enquête sans
suspect ? C’est alors que lui vient la brillante idée de se trouver un ami
ou une amie dans le village. Un ou une ami (e) avec qui prendre le café le
matin en conversant sur tout et sur rien. Sa grand-mère ne l’a-t-elle jamais
dit que c’est aux conversations les plus dérisoires qu’il faut porter le plus
d’attention ? Nous ne sommes qu’au premier jour de l’enquête et Lezeska
décide de ne pas partir chercher des indices, mais d’aller s’asseoir près de la
rivière étudier les plantes, écouter le murmure de l’eau, douce mélodie lui
rappelant son enfance sur les rives de la Ravine du Sud, à Camp-Perrin, puis
écouter le chant des oiseaux tout en chantant avec les enfants du village,
espérant que la nature lui apportera l’ami approprié pour résoudre cette
enquête dans ce village beaucoup trop atypique.
***
Le vent est un tout petit peu
froid sur les rives de l’étang de Miragoâne. L’angélus est déjà tombé, les
oiseaux se sont tus, les enfants sont partis et Leszeska est seule, assise sur
le pied de cet arbre à écouter le murmure de l’eau tout en essayant de
réfléchir sur comment elle va s’y prendre pour plier ce dossier le plus
rapidement possible. Elle a prévu de ne passer que dix jours ici. Dix-jours
pour résoudre une enquête ouverte il y a trois ans, dans laquelle deux des
meilleurs et des plus grands inspecteurs de la ville sont morts, c’est un grand
défi. Pourtant, même sans suspect et sans indice, Lezeska est ferme et sûre
d’elle : « Dix jours et pas plus », s’est-elle confiée au
directeur du Bureau des Recherches Criminelles. Mais quoi faire ? Où
commencer ? Dans le crépuscule, elle n’a même plus les enfants pour
chanter et converser. Elle n’a que le murmure de la rivière et le vrombissement
de quelques bus de trafic retardataire. Un jour sur dix de perdu. Mais est-elle
bien sûr ? Ce serait nié la capacité de l’univers à nous livrer les choses
dont nous désirons intensément.
(N’as-tu pas besoin d’un ami Lezeska ? Eh bien, je te la donne.)
_C’est une belle journée,
aujourd’hui ?
Lezeska se retourne pour voir qui
l’a adressée et fut surpris de voir une belle demoiselle noire se tenir
derrière elle. Dans son complet noir, chaussure noir, il n’y que son sourire
joliment extraordinaire qui pourrait rassurer quelqu’un qu’elle ne vient pas
tout droit d’un film d’horreur. Son regard figé sur l’étang, elle reprend la
question qu’elle venait d’adresser à Lezeska.
_En effet, lui répond-t-elle.
_Tu es nouvelle dans le
coin ? Je ne te connais pas.
_Je viens à peine d’emménager.
Sur les 173 personnes qu’on lui a
dit qui habitent dans ce village, elle ne se souvient pas non plus avoir croisé
ce visage durant la journée. Pourtant elle en a croisé un paquet : des
hommes, des femmes, des enfants et même de tout petits enfants. Bien que bizarre dans ce
complet noir, Lezeska se sent une affinité avec cette demoiselle qui semble
avoir à peu près le même âge qu’elle. Pourquoi ? Paulo Coelho aurait
dit : « On aime parce qu’on aime. Il n’y a aucune raison pour
aimer. » Peut-être que mademoiselle Lezeska le pense aussi et est obligée
d’accepter comme nous que les coups de foudre existe. Mais attention ! La pire chose qui pourrait arriver à un enquêteur
est de tomber amoureux durant son enquête.
_Je suis madame Carl Anne.
Madame ?
_Je suis Vincent Lezeska.
_Tu es alors la nouvelle
inspectrice sur l’enquête de la mort de monsieur John ?
_On peut le dire comme ça. Tu en
sais quelque chose qui pourrait me servir ?
_Non.
_Vous êtes sûre ? Le peu
qu’il soit pourrait m’être d’une grande utilité.
_Tu peux voir que les gens de ce
village sont très coopératifs, mademoiselle. Je le suis autant qu’eux.
_Je vois. Mais sache que je suis
disponible pour quiconque aurait découvert quelque chose. Excuse-moi madame, je
dois prendre congé.
_Pendant que nous y sommes, on
pourrait prendre le café ensemble demain matin ?
_...
_Si ce n’est pas contraire à
l’éthique bien-sûr.
_L’heure et l’endroit ?
_ Sept heures, chez moi. C’est la
villa que tu regardes sur la pente d’en face.
_Bonne nuit madame Carl. A demain
matin.
_Bonne nuit Lezeska.
***
Cette femme que j’ai rencontrée près de l’étang avait un
air hautain et condescendant… Elle se fait appeler madame… Madame Carl Anne.
Je suis dans la nuit du 15 décembre et le premier jour de
l’enquête, j’ai fait le tour du village et j’ai rencontré chaque famille,
chaque adulte du village et j’ai compté qu’ils étaient en tout 173 personnes
dans ce village. Demain, je suis invité à prendre le café chez madame Carl Anne
à sept heures du matin. Il est 8 heures du soir, bonne nuit journal.
C’est une habitude qu’elle tient
de sa mère depuis qu’elle était adolescente, de porter toutes ses activités de
la journée sur un journal. Cette habitude lui a fait remporter au les mains le
concours qu’avait organisé le Bureau des Recherches Criminelles. Couchée et le
regard fixé sur le plafond, elle se rend compte que le café chez madame Carl
Anne est son seul rendez-vous lié à l’enquête demain. Lié à l’enquête… elle n’est même pas sûre. Mais bon… Elle expire un grande bouffée d’air et se retourna sur le
côté et s’endort.
Il fait particulièrement froid
lorsqu’elle est réveillée par un bruit brutal sur le toit de sa maison. Elle
sort voir avec son arme. Qui est
là ? C’est un chat noir qui chasse. Mais un chat dans la nuit d’Haïti n’est jamais un chat, pensa-t-elle.
L’image de Carl Anne habillée tout en noir tout près du lac flotta un instant
dans sa tête et elle rit du ridicule rapprochement qu’elle a fait entre elle et
la fourrure du chat. Elle entra, dépose son arme sur la table de chevet, tire
sur elle la couverture puis s’endormit.
Lorsque le soleil pointa ses
premières lueurs à travers sa fenêtre, il était déjà six heures et demie du
matin. Elle sauta rapidement du lit et file dans la douche. Elle se regarda
dans le miroir et se sent nostalgique déjà des soins du visage que lui
gratifiait sa sœur. Une peur l’empare aussi au même moment… La peur de ne pas
réussir à boucler cette enquête au bout des dix jours qu’elle s’est promis à
elle et au directeur du BRC. Elle serait surtout triste de laisser Éric passer seule la nuit de Noël. Elle pouffa une
grande bouffée dans le miroir puis se rend sous la douche pour prendre un bon
bain d’eau chaude.
Munie de sa paire de bottes super
bien cirées, son jean, une chemisette et jacket, les cheveux en chou, Lezeska
pénétra dans la maison tout médiévale de madame Carl Anne. Elle est reçue par
un majordome qui le conduit jusqu’au salon où elle est accueillie selon les
règles de politesse européennes par madame Carl Anne qui semblait l’attendre.
Tailleur et chapeau noirs, souliers noirs, madame Carl Anne est bien atypique
dans ce salon qui rayonne de sa belle couleur crème et or, des chaises portant
des motifs des grands palais médiévaux sont dignes de la cour du Roi Soleil,
Louis XIV.
_Asseyez-vous, Inspectrice.
Lezeska s’assoit tout en
remarquant son ton et ses manières moins familiers qu’hier au bord du lac.
_Lourdes, apporte le café s’il te
plait et du lait de vache chaud, crie-t-elle à l’une de ses servantes. Vous
aimez le café noir ou le préférez-vous avec du lait, questionna-t-elle Lezeska.
_N’importe, se contenta de
répondre Lezeska.
_C’est une belle maison que vous
avez là, madame Carl Anne.
_Merci.
_Ce tableau que vous avez là,
est-ce un authentique ?
_Lequel ?
_Le Monet ?
_Etes-vous une amatrice ou une
collectionneuse ?
_J’ai sorti avec un conservateur
de musée lorsque j’étais en France. J’ai appris des choses.
_Je vois. Oui, il est
authentique.
_Je peux remarquer que vous aimez
bien les étangs et les nénuphars alors, sinon vous n’aurez pas ce Monet sur
votre mur et vous ne seriez pas habiter dans ce village exactement sur cette
montagne avec une merveilleuse vue sur l’étang,
_Oui, mon mari aimait beaucoup
cet étang.
_Pas toi ?
_Je ne sais pas.
_Et où est ton mar… ?
Lezeska mordit sa lèvres
inférieures en se rendant juste compte que cela ne fait que la deuxième fois
qu’elle rencontre cette femme et les deux fois, elle porte des vêtements noirs.
Elle porte le deuil de son mari. Elle regrette son imprudence et sa curiosité
qui est parfois trop aiguisée. Heureusement qu’au même moment, Lourdes entrait
au salon avec le café et le lait. Elle déposa la commande sur la table basse et
sortit tout de suite. Le blanc immaculé des tasses et des sous-coupes en
porcelaine contraste avec la brillance du cabaret, du sucrier et des cuillères
en argent. Madame Carl Anne se sert en premier puis invite son hôte à faire de
même. Tout en brassant son café afin de le sucrer, elle demande à Lezeska de
lui rafraichir la mémoire sur le sujet sur lequel elles conversaient tout à
l’heure.
_Euh… je ne me souviens pas,
mentit-elle. Depuis quand habites-tu dans ce village ?
_Est-ce un interrogatoire madame
l’Inspectrice ? Si oui, il faudra attendre plus tard, car pour l’instant,
je prends le café matinal avec une amie.
Elle sourit. Lezeska aussi.
_Non, ce n’en est pas un. Je
voulais juste faire la conversation.
_Dans ce cas, je peux répondre
sans appeler mon avocat… J’y habite depuis quatre ans. J’y suis venue dans les
bras de mon mari lorsque j’avais tout juste vingt-deux ans.
_Tu connais donc les familles de
ce village ?
_Mon mari travaillait aux
archives du village et en plus il y est né et a été élevé ici jusqu’à ses 23
ans pour aller faire son doctorat de droit en Martinique. Donc, il m’a parlé de
chaque famille, de leurs qualités, leurs défauts et des litiges qui les
opposent.
_Et connaissiez-vous l’homme qui
est mort, sur lequel j’enquête ?
_Non… à part qu’il s’appelait
John.
_Et si vous me parliez des
familles du village ?
_Par quelle famille voulez-vous
que je commence ? Il y en a 20.
_La plus influente.
_La plus influente est la
famille…
_Madame, votre médecin est là…
_C’est le majordome… Il dit que
monsieur Georges est là pour ma consultation du jour. Si vous vouliez passer
demain matin à la même heure…
_Je vous ferai savoir madame…
Merci pour le café.
_Je vous en prie Lezeska… Le
majordome vous conduira jusqu’à la sortie.
***
Lezeska descend la pente qui
conduit à l’étang à toute allure, pressée comme elle est, pourtant elle n’a
rendez-vous avec personne. Sa destination ? L’étang. Elle pense qu’elle
pourra y trouver de l’inspiration comme elle en avait trouvé hier ; et
pourquoi pas quelques interrogatoires informels ? Elle réfléchit tout de
même à comment cela lui servirait si Carl Anne lui avait dit le nom de la
famille la plus puissante de ce coin.
Un paysan qui donne à boire à ses
bœufs l’observe descendre la pente de chez madame Carl Anne et semble être un
peu surpris. Elle aussi ne comprend pas la surprise qu’elle lit sur le visage
de ce paysan de la ferme des Jean-Baptiste. Il l’attend. Elle avance jusqu’à
lui afin de savoir pourquoi il la regarde avec autant de surprise.
_Bonjour m’sieur.
_Bonjou m’dame.
_J’ai remarqué que vous me
dévisagiez depuis tout à l’heure, avez-vous une information à me
communiquer ?
_Oui m’dame. Je remarque que vous
v’nez de chez m’dame Carl Anne… Je vous demanderez de faire très attention avec
cette sorcière. Elle a tué son mari et les deux premiers policiers qui sont
venus ici pour enquêter sur la mort de Christophe. Le village n’a pas de
preuve, mais tout le monde est sûr que cette femme couche avec Lucifer en
personne et est son agent venue directement du monde invisible. Les deux
policiers qui étaient venus enquêter sur ce meurtre sur lequel vous enquêtez
étaient tous deux ses amis et allaient prendre le café avec elle chaque matin.
Lezeska regarda l’homme avec de
grands yeux, faisant semblant de porter une quelconque attention à, comme
dirait le célèbre écrivain Jacques Stephen Alexis, son "réalisme merveilleux" avant de le remercier gentiment de ces informations très appréciées qu’il vient
de lui communiquer. L’homme se retourne tout fier, et ouste, il fait avancer ses bœufs pour les emmener paitre afin que
les vaches puissent reprendre force après la traite de ce matin et que les
taureaux et les gazelles soient prêts
pour l’accouplement cet après-midi.
Lezeska observa l’homme partir
avant de lâcher un petit rire drôle qui n’est en rien en décalage avec la
situation. Elle est au deuxième jour de l’enquête et tout ce qu’elle découvre
c’est que madame Carl Anne est une sorcière qui couche avec le diable en
personne. Mais qui est cet homme ? Il ne semble pas porter madame Carl
Anne dans son cœur. Comme tout le monde dans ce village d’ailleurs qui la fuit
comme de la peste à chaque fois qu’elle traverse le village. Serait-ce à cause
de sa marche austère et sa posture trop condescendante ? Lezeska décide de
suivre son instinct et d’enquêter sur cet homme qui venait de lui parler.
Elle avance droit sur cet homme
assis au pied de ce manguier qui ombrage ce côté de l’étang et le salue de son
plus beau sourire. Sauf que cet homme n’aime pas les policiers depuis qu’un
d’entre eux avait abattu son grand frère d’une balle devant la barque d’une
marchande de friture la nuit du 11 mars 2018. Sauf que Lezeska ne le sait pas…
_Si tu es de la police, nous
n’avons rien à se dire.
Oh ! Voici un membre du village qui n’est pas
coopérant… Cela me plaît !
_Je ne suis pas venue au nom de
la police. Je suis ici au titre de villageoise et voisine.
_Peu importe à quel titre tu
viens, nous ne pouvons se parler. En fait, j’aimerais que tu arrêtes de m’adresser
la parole.
_D’accord… Je vais partir, mais
avant j’aimerais que tu réponds à une question. Une seule et je m’en irai.
_Une seule question.
_Connais-tu cet homme qui vient à
peine d’abreuver les bœufs ?
_Jacques…
_Sais-tu pourquoi il déteste madame
Carl Anne ?
_Tu avais dit une question,
non ?
Lezeska lui tourne le dos pour
avancer plus près de l’étang et profiter de cette mélodie qui lui permet de
mettre ses idées en place. Mais elle dut s’arrêter à l’appelle de l’homme...
_Tout le monde ici déteste madame
Carl Anne… Sauf les policiers on dirait, mais ils le paient toujours.
Lezeska sourit mais sans se retourner. Elle continue sa marche vers l’étang.
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