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Nous ne pouvons être amants, nous ne serons pas amis non plus

 




Nous aurions pu être amants. Nous ne serons pas amis.


Il existe une forme de cruauté plus subtile que le rejet : celle de la conversion. Transformer un amour en amitié est souvent présenté comme un acte de maturité, de sagesse émotionnelle, voire de noblesse. Mais dans les faits, il s’agit d’un travestissement. Une tentative de neutraliser l’irrationnel, d’adoucir une douleur vive en lui imposant les codes d’un lien socialement toléré. Or, aimer n’est pas une erreur qu’on répare par l’amitié ; c’est un vertige qu’on ne descend pas sans fracas.


Dire « Nous ne serons pas amis », ce n’est pas déclarer la guerre. C’est refuser le mensonge. L’amour impossible ne se dissout pas dans la tendresse platonique ; il s’y fossilise, se répète, se réveille au détour d’un regard, d’un souvenir, d’un silence trop long. Ce qu’on aurait pu vivre ne disparaît pas — il hante. Et vouloir rester amis, dans ces conditions, c’est entretenir ce fantôme, lui dresser un autel invisible au cœur du quotidien.


Le philosophe Søren Kierkegaard, dans ses écrits sur le désespoir, évoque le malheur de l’homme qui veut être lui-même sans pouvoir l’être. Cette tension intérieure, où l’on se sait traversé par un amour qu’on ne peut incarner, est le noyau même de la souffrance moderne. L’amitié proposée après l’échec amoureux devient alors un rappel permanent de cette impuissance. Elle n’apaise pas ; elle prolonge l’agonie.


Schopenhauer aurait souri amèrement à cette idée d’« amitié réparatrice ». Pour lui, l’amour n’est jamais un choix rationnel, mais une pulsion vitale déguisée. Lorsqu’elle échoue, ce n’est pas seulement un projet sentimental qui s’effondre, mais une illusion métaphysique. Revenir à l’amitié, dans cette perspective, serait une tentative dérisoire de retrouver le contrôle — une posture contre nature, presque absurde.


Et justement, l’absurde, tel que Camus le définit, naît de ce décalage entre nos aspirations profondes et la réalité froide de l’existence. Aimer quelqu’un, c’est lui confier une partie de sa destinée. Se heurter à un refus, une impossibilité, une frontière infranchissable, c’est découvrir brutalement que le monde ne répond pas à nos élans. Insister pour rester ami dans ce contexte, c’est nier ce constat. C’est refuser de voir l’absurde pour ce qu’il est, et continuer à espérer là où il faudrait simplement se taire et partir.


Refuser l’amitié, alors, devient un acte de lucidité. Un refus d’accommoder son cœur à ce qu’il ne peut digérer. Une façon de dire : je ne jouerai pas un rôle dans cette pièce qui nie le vertige que j’ai vécu. C’est parfois aussi un geste d’amour — non pas vers l’autre, mais vers soi. Un soin qu’on s’accorde, une fidélité à ce que l’on a ressenti, à ce que l’on a espéré.


Certains sentiments, trop intenses pour être recyclés, méritent le silence plutôt que la transformation. L’ami que je pourrais être pour toi, après avoir rêvé de t’aimer, ne serait qu’un acteur malheureux, récitant un texte qui me trahirait à chaque mot. Et je me dois plus que cela.


Alors non, nous ne serons pas amis.

Non par rancune, mais par cohérence.

Non par cruauté, mais parce qu’aimer — vraiment — ne se renverse pas en cordialité sans se mutiler.

Ce que j’éprouvais était trop vrai pour finir en demi-mesure.

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